Vivre le deuil, les ruptures de la vie.


Conférence à Versailles : Jeudi 4 Décembre 2008 de 14h30 à 15h30.

 

 

 

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« Vivre le deuil, les ruptures de la vie » : Tel est le titre que vous avez donné à cette conférence et qui porte déjà en lui des paradoxes de notre vie, de notre humanité. Tout d’abord, il affirme que mort et vie ne sont pas opposées. Que vivre n’est pas ne pas mourir, mais que la mort est intrinsèquement nouée à la vie, notre vie. Vivre le deuil, est bien ce passage, ce travail psychique qui nous permet de nouer à nouveau en nous, dans notre corps et notre cœur, les pulsions de vie et les pulsions de mort. La mort d’un être cher vient délier ces pulsions, Eros, l’amour étant mis à mal par la réalité de la mort de celle ou celui qui est l’objet de notre amour. L’irruption du réel de la mort vient donc délier ces pulsions qui nourrissent notre vie d’humain, pulsions de vie ou Eros telles que Freud les a nommées en référence à la mythologie grecque. Eros rapproche les cœurs qui s’aiment, Eros est en nous la quête du lien à d’autres, aux autres, il est en nous ce principe unificateur, assurant notre cohérence intérieure et puis Thanatos, les pulsions de mort, pulsions nourries de notre agressivité naturelle, pulsions qui détruisent les liens, séparent, divisent, pour ramener vers le chaos, l’inanimé, mais, pulsions, qui, lorsqu’elles sont nouées aux pulsions de vie, préservent une juste distance entre soi et l’autre, nous préserve de nous fondre en l’autre au risque d’y disparaître, de nous perdre de vue. Ce sont ces pulsions qui nouées aux pulsions de vie permettent les processus de différenciation en nous et entre nous, participent donc de la construction de notre être singulier, tout à la fois différent et relié : un « être avec ». Bref, votre titre introduit la mort et ses effets de ruptures dans la vie. Le travail de deuil devient ce « mourir à » auquel l’endeuillé est convoqué, mourir au lien charnel qui l’unissait à l’autre, mourir aux modalités d’une vie avec lui, mourir à une certaine manière de se comprendre en fonction de l’autre, à une représentation de soi-même jusque là soutenue par le lien d’amour. Dans le deuil il y a non seulement deuil du mort mais deuil de celui que l’on a été par et pour le mort. 

J’aurai aussi pu intituler mon intervention en reprenant le titre du livre de Laurie Laufer : l’énigme du deuil, pour souligner la complexité de notre vie psychique. Le deuil est en effet une énigme, il ne peut être compris comme une évidence,  ni même comme une simple épreuve dont il suffirait de décrire les étapes pour s’en rendre maître, une simple épreuve dont la douleur s’atténuerait avec le temps, s’apaiserait peu à peu, s’éteindrait tout simplement parce que c’est normal. Une énigme pose des questions, nous interroge, nous contraint à chercher des réponses, mais elle ne se résout pas. Aucune réponse ne viendra la saturer en vérité. C’est aussi un des sens de la tragédie d’Œdipe de Sophocle : Œdipe a cru avoir la seule réponse à la question énigmatique posée par la Sphinge de Delphes (« Quel est l’être qui est à la fois et en même temps (ces derniers mots sont essentiels) à deux, à trois (canne) et quatre pieds ? »), jusqu’à découvrir que la réponse à cette énigme était une autre énigme : c’est-à-dire lui-même pour lui-même. Et cela il ne le découvrira que dans la révélation de son aveuglément, qu’en le vivant. Le deuil est une de ces énigmes pour l’humain ; l’endeuillé découvrira qu’il est à la fois éprouvé par ce profond travail psychique, qu’il en est le terrain, qu’il n’y peut rien certes, mais aussi qu’il en est transformé. Ainsi, dire que le deuil est une énigme est dire qu’il s’agit là d’une dynamique de vie intérieure, d’un mouvement inhérent à la vie même. Nous sommes loin des recommandations usuelles du « faire son deuil », comme s’il s’agissait de gérer cette situation comme on gère les affaires pratiques de notre vie. Le travail du deuil ne fait pas appel à notre pragmatisme mais à notre courage de vivre. La posture la plus juste de l’endeuillé est de se laisser faire, se laisser travailler par le deuil, bref d’y consentir, de ne pas se soustraire à son épreuve. Il y a là une position intérieure de passivité active : pâtir du deuil, éprouver sa douleur, sans la fuir et sans la nourrir aussi. Telle sera mon approche du deuil, car le deuil est un processus de la vie psychique consciente mais plus radicalement, de la vie psychique inconsciente. C’est dire que toute vie psychique est complexe. C’est, au travers du thème du deuil, de la perte et de l’ambiguïté de certains de nos attachements que je voudrais vous rendre sensibles, si vous ne l’êtes pas déjà, à cette complexité de notre vie psychique. 

J’ai voulu, dans cet exposé, me maintenir entre deux langages : d’une part recevoir d’un autre les mots pour dire au plus près la douleur, le ressenti, car seuls les mots peuvent aider à apprivoiser la douleur, l’insupportable, l’inimaginable, l’intolérable pour certains et d’autres part recevoir les mots pour comprendre le processus à l’œuvre, mots de la théorie psychanalytique. Pour cela, je m’appuierai sur deux auteurs : Saint Augustin sur le versant poétique : je vais vous lire un passage extrait des Confessions dans lequel Saint Augustin dit avec précision et force évocatives sa douleur à la mort d’un de ses amis très cher ; et Freud, sur le versant de la théorie. Ainsi, insister, comme je le fais dès ce moment d’introduction, sur la complexité de la vie psychique est dire qu’elle ne se gère pas, ne se maîtrise pas, fait l’épreuve de la réalité certes, et c’est cette réalité de la mort d’un proche qui contraint au travail de deuil, mais cela ne dit pas pour autant que la vie psychique, notre vie psychique soit réduite à la seule réalité. Cette vie psychique, toujours unique, singulière dans ses modalités, son histoire, est constituée certes de que ce que je sais de moi, de ce que je comprends, mais aussi de ce que je ne comprends pas de moi-même, qui m’échappe, m’étonne, me confronte à cette part d’étrangeté que je peux être pour moi-même, parfois « inquiétante étrangeté ». C’est dire qu’elle ne peut être accompagnée sans poser l’hypothèse freudienne de l’inconscient, tout à la fois légitime et nécessaire[1], selon les propres mots de Freud. Et il n’y a pas d’autre chemin pour s’ouvrir à cette part essentielle de vie inconsciente en nous que de que de dire, nommer les affects, les émotions les plus secrètes et que de faire ainsi un récit de  vie donnant sens à ce que nous éprouvons.  Le travail de deuil touche des couches profondes de notre psyché. La mort et la souffrance sont des expériences limites, c’est-à-dire ces expériences de vie qui confrontent à notre plus profonde vulnérabilité, notre dépendance à l’autre touchant parfois jusqu’à la détresse ; une dépendance qui peut éveiller chez certains la crainte d’un effondrement psychique lorsque le mort a été l’un des piliers de leur vie, de leur construction psychique. Expérience d’une inquiétante étrangeté à nous-même, ai-je dit… Certes, le travail de deuil en lui-même, ne relève pas de la psychanalyse, d’une cure de psychanalyse, lorsqu’il se déroule sans entrave. La psychanalyse peut accompagner ceux qui sont pris dans des pathologies de la vie affective qui rendent le deuil impossible. Mais en soi, le deuil est un processus de santé, de santé psychique, témoignant d’une dynamique de vie plus forte que la mort, plus forte que l’attachement, une dynamique de vie qui devra se réconcilier avec la perte pour se poursuivre, pour maintenir son mouvement. Le travail de deuil peut nous ouvre à la dimension paradoxale de notre condition humaine, ce que je veux dire par là, c’est que ce n’est que dans la traversée de la désespérance, traversée du deuil, de la mort en soi qu’il devient à nouveau possible de s’inscrire à l’ordre d’une désirance, d’une dynamique de vie, qu’il devient à nouveau possible d’être debout dans sa vie, seul il est vrai mais non isolé, d’aller son chemin, de devenir. Je pense là à une expression de Françoise Dolto pour dire le sujet humain : elle parlait de « l’allant devenant », le participe présent soulignant la dynamique de vie intérieure. Le paradoxe est que nous ne pouvons aller à la lumière sans passer par la traversée des ténèbres, que nous ne pouvons aller dans la vie sans passer par la traversée de certaines mort (et je pense là au sens de la résurrection de Lazare dans l’évangile de Jean : au fond le travail de deuil, pourrait être pour l’endeuillé, mourant quelque part avec son mort, tout ce travail de défaire les bandelettes après être sorti du tombeau en répondant à un appel à vivre, vivre sans l’autre, mis vivre. Et je vous ferai simplement remarquer au passage que le récit de Jean ne dit pas que c’est Jésus qui défait les bandelettes, mais il dit à ceux qui sont là d’aider Lazare. « Défaire les bandelettes » qui pourraient nous transformer en momie est bien notre affaire, affaire de courage d’exister, et ne me situe pas là sur le plan moral du « il faut », affaire de disponibilité, de patience pour ceux qui sont auprès de celui qui est en deuil. Le travail de deuil pourrait se penser comme ce long parcours pour qu’enfin il y ait réconciliation avec la perte, selon les mots du philosophe Paul Ricœur. Le chemin de cette réconciliation est parfois rude, très rude. Il peut prendre la forme d’un combat intérieur entre vie et mort. Mais il est la possibilité d’un gain de vie en passant par l’épreuve de la perte. J’essaierai de vous faire entendre que là est une loi de notre psychisme, à l’œuvre dans le deuil, mais aussi dans bien d’autres étapes de notre vie. Le gain de vie au cœur de la perte éprouvée, traversée et assumée. 

Je vais donc vous lire quelques lignes des Confessions d’Augustin. J’ai, pour en alléger la lecture, supprimer quelques passages de louange. En effet, confesser du latin confessio, est non seulement se dire, s’avouer, faire des aveux comme le titre proposé par Frédéric Boyer dans sa récente traduction, mais aussi louer Dieu. Les Confessions de Saint Augustin sont tout d’abord, une louange adressée à Dieu, comme une longue prière méditative. C’est devant son dieu, mais aussi devant les hommes qui le liront que Saint Augustin relit sa vie, l’interprète et lui donne sens. Mais pour rester au plus près de notre thème, je vous propose une lecture centrée sur la question du deuil.

Peut-être, quelques mots très rapides sur Augustin pour ceux qui ne le connaissent pas. Saint Augustin est un grand philosophe et théologien du IV siècle ; il est né en 354 à Thagaste, petite ville d’Afrique du Nord, (en Algérie), placée alors sous l’autorité de l’empire romain. Après des études brillantes, très brillantes, et des années d’une vie affective qu’il qualifie lui-même de tumultueuse, il vivra une conversion au christianisme qui le bouleversera profondément ; il deviendra  prêtre, puis évêque d’Hippone en 396, bien malgré lui d’ailleurs, car il aspirait à une vie contemplative. Il mourra en 430 à l’âge de 76 ans, alors que Carthage est assiégée par les vandales. Il laissera une œuvre de portée théologique et philosophique considérable. C’est en 397 qu’Augustin écrit « Les Confessions ». 

« J’essaie d’être, dit-il de lui-même, parmi ceux qui écrivent en progressant et qui progressent en écrivant. «  « Celui qui lira mes petits ouvrages dans l’ordre où ils ont été écrits trouvera peut-être en effet comment j’ai progressé en écrivant ».[2] Augustin est encore pour nous le témoin d’une humanité en marche. C’est peut-être pour cela qu’en dépit des siècles qui nous séparent de lui, il nous est contemporain. Et c’est à mon sens le cas dans sa manière de témoigner d’un deuil pour lui.

Je vous lis donc ce passage du livre IV des Confessions:

« Cette douleur a noirci mon cœur.

Dans tous mes regards il y avait la mort. La patrie était mon supplice et la maison paternelle un étrange malheur. Tout ce que j’avais eu en commun avec lui se retournait sans lui en torture monstrueuseMes yeux le réclamaient partout et on ne me le donnait pas. Je haïssais tout parce que tout était privé de lui et que rien autour de moi ne pouvait plus me dire : le voici, il arrive, comme de son vivant quand il était absent.

J’étais pour moi-même une grande question et j’interrogeais mon âme, pourquoi sa tristesse, pourquoi tant d’effroi. Elle ne savait rien me répondre. Si je lui disais : espère en Dieu, très justement elle n’obéissait pas parce que l’homme si cher qu’elle avait perdu était plus vrai et meilleur que le fantasme en qui on lui donnait l’ordre d’espérer.

Seuls les pleurs m’étaient doux et avaient pris la place de mon ami dans les plaisirs de mon cœur.

(…) D’où vient que l’on arrache à l’amertume de la vie ce fruit savoureux : gémir, pleurer, soupirer et se plaindre ?

(…) Dans la douleur de la perte et du deuil, dans laquelle j’étais alors enseveli, je ne pouvais pas espérer qu’il revienne à la vie. Mes larmes ne le demandaient pas mais je souffrais tellement que je pleurais ?

Oui, j’étais malheureux, j’avais perdu ma joie. (…) J’étais malheureux. L’âme  est malheureuse garrottée par l’amitié des choses mortelles et lacérée quand elle les perd. Le malheur qu’elle éprouve était déjà son malheur avant même de les perdre.

Oui, j’étais malheureux. Mais je tenais à cette vie de malheur plus qu’à mon ami. J’aurais bien voulu la changer mais je n’aurais pas voulu la perdre à sa place. Je ne sais pas même si j’aurais voulu la perdre pour lui…

Mais en moi, je ne sais quel sentiment extrêmement paradoxal s’était levé. A la fois immense dégoût de vivre et la peur de mourir. Je crois que plus je l’aimais plus j’éprouvais pour la mort, qui me l’avait emporté comme une ennemie très féroce, de la haine et de la peur. Elle viendrait soudain à bout de tous les hommes, j’imaginais puisqu’elle avait pu l’avoir.

(..) Je m’étonnais que le reste des mortels vive alors que celui que j’avais adoré comme s’il n’eût pas dû mourir était mort. Et (je m’étonnais) plus encore de vivre alors que lui était mort et que j’étais pourtant comme un autre lui-même.

La moitié de mon âme a si bien dit quelqu’un en parlant de son ami. Oui, j’ai moi-même éprouvé que mon âme et son âme ne faisait qu’une seule âme dans deux corps différents. Pour cette raison peut-être la vie me faisait horreur. Je ne voulais pas vivre à moitié. Mais en même temps j’avais peur de mourir… Sans doute parce que je ne voulais pas que celui que j’avais tant aimé meure tout entier.

(…) Le temps ne reste pas inactif. Son déroulement agit sur nos sens. Il opère dans l’âme d’étonnants travaux. Le temps venait et passait de jour en jour. Il venait et passait et greffait en moi d’autres espoirs, d’autres souvenirs. Peu à peu, il me rapiéçait aux plaisirs d’autrefois qui chassaient de moi cette douleur.

(…) Oui, j’ai fini par retrouver force et vieapaisé par d’autres amis avec qui j’aimais autre choses. »

Augustin dit, avec des mots précis et justes, l’étrange travail de deuil. Il dit la douleur intense, il n’y a pas que souffrance psychique, mais douleur, cela se passe dans le corps et le cœur ; il dit aussi le dégoût pour le monde, tout ce qu’il aimait lui devenait insupportable ; il ne se comprend plus. Il dit le vide plus cruel que l’absence, l’attente désespérée d’un retour qui ne se fera pas ; il dit combien la mort recouvre tout ; puis peu à peu, alors que le mort va vers les morts, ce qui devient cher est la douleur elle-même, le malheur auquel l’endeuillé tient. Moment essentiel de dépression, de retrait des investissements dans le monde, moment de replis dans la souffrance, le refus d’en être distrait: moment où dans la douleur le replis narcissique est la seule possibilité d’être. Il dit aussi cette incroyable difficulté à être le survivant de celui que l’on aime ; l’attrait de la mort et en même temps la peur de la mort ; l’horreur de la mort, le désir de vivre, mais aussi la déchirure de devoir pour vivre laisser les morts avec les morts. L’âme est garottée dit-il, attachée, enchaînée à son amour mais aussi à la vie, lacérée, déchirée dans ce travail de perte. Mieux vaut alors ne pas trop s’attacher à ceux qui peuvent mourir, se dit-il. Il est dangereux d’aimer, car aimer expose à la perte de l’objet d’amour. Le péril serait alors de se préserver d’aimer pour ne pas risquer de souffrir. Il dit aussi cet entre-deux dans lequel se débat l’endeuillé : mourir pour rejoindre son mort ou vivre, mais vivre sans lui. Mais mourir serait alors le faire mourir une seconde fois, le faire « mourir tout entier » écrit-il. Alors vivre ! Vivre afin de vivre non pas en gardant le mort en soi ce qui serait le péril mélancolique, mais en gardant en soi le vivant qu’a été l’autre. Il y a là un incroyable travail psychique de déliaison et reliaison des pulsion de vie et de mort. C’est que Paul Ricœur nomme perte et gain.

Mais le temps passe, accomplissant ce secret travail des profondeurs ; la vie reprend ses droits : de nouveaux investissements affectifs se vivent. Eros adoucit le travail de perte de Thanatos… Naissance d’une nouvelle subjectivité, riche d’une expérience de vie dans la traversée de la mort et de la perte.  

Le travail de deuil n’est pas oeuvre de la mort mais œuvre de la vie et du désir déclenché par la réalité de la mort. Le désir de l’homme est cet élan constitutif fait d’un désir toujours en quête d’un autre désir. Pour Augustin, le deuil est l’expérience de la persistance du désir mise à l’épreuve de la précarité des liens d’humanité. Vivre, devenir à nouveau capable d’aimer. Le désinvestissement libidinal n’est pas oubli, effacement, mais il délie pour permettre d’autres liens, il délie pour lier à nouveau.

Au travers d’un deuil, chacun peut intégrer l’expérience que nul ne peut être pris comme Unique Objet du désir, celui qui viendrait combler le désir une fois pour toutes. Nul ne peut être cet Unique Objet comblant aussi fort que soit notre amour pour lui. La vie est quête, elle maintient toujours en nous, que nous y croyons ou non, un creux, une faim de l’Autre. Le travail de deuil nous permet de découvrir que le consentement à la perte d’un objet d’amour, puis la relance d’une dynamique de désir vers d’autres objets n’est pas infidélité à nos amours mais fidélité à la vie. L’autonomie affective se construit dans ce passage entre attachement et perte. Mais pour Augustin l’épreuve de la perte laissera la trace d’une crainte. Sa théologie en gardera l’empreinte. Augustin gardera la crainte des attachements affectifs et choisira d’aimer d’amour Celui qui seul ne mourra jamais, Dieu. 

 

Ensevelir en soi puis transformer en présence intérieure l’absence physique de l’ami aimé et perdu tel est le travail de deuil décrit par Augustin. Augustin nomme ce que Freud va théoriser dans un texte de 1915 : « Deuil et mélancolie ». Je le cite : « L’épreuve de la réalité a montré que l’objet aimé a cessé d’exister et toute la libido est sommée de renoncer au lien qui l’attache à cet objet. C’est contre cela que se produit une révolte compréhensible ».

Et la douleur du deuil est effet de cette révolte de la libido qui ne veut pas renoncer à son attachement, à ses investissements. Car le deuil est aussi une dimension d’économie psychique : il s’agit de renoncer à des investissements auxquels on tient, pour repartir sur d’autres investissements.

Dans son texte « Deuil et mélancolie », Freud décrypte le processus du deuil en le comparant à la pathologie de la mélancolie, qui est une pathologie de l’attachement, de l’impossible perte. En effet, il n’est possible de rendre compte des processus sains du deuil qu’en passant par la pathologie qui agit comme un verre grossissant, une loupe. Dans cette dernière partie de mon exposé, je vais donc vous indiquer rapidement les processus qui signent le travail psychique du deuil selon ce texte de Freud. 

1 : Je vais d’abord prendre quelques minutes pour vous parler de l’inconscient freudien, car vous l’aurez entendu, le deuil travaille les profondeurs d’une âme. 

2 : Freud insiste : le deuil est l’effet d’une perte réelle. Nous verrons qu’il n’en est pas de même dans la mélancolie : ce sera mon second point.

3 : Le travail de deuil se traduit par une perte de la capacité d’aimer pour un moment, le monde est vide, car le deuil exige un retrait des investissements libidinaux. Mais la libido se révolte : l’homme ne quitte pas volontiers ses positions libidinales. Ce sera mon troisième point.

 

1 : L’inconscient freudien  

 

Le travail de deuil a pour site les profondeurs de la psyché, l’âme (qui est le mot d’Augustin mais aussi, un mot de Freud, mal traduit par « appareil psychique »[3]). Ces profondeurs sont celles de l’inconscient avec lequel le conscient cherche à entrer en relation : Augustin se tourne vers son âme et l’interroge, en attend des réponses. Mais il ne se comprend plus ; c’est le temps de l’effroi, de l’angoisse, dont il n’est possible de sortir que par la parole, qu’elle soit dite ou écrite. Donner du sens à l’éprouvé. Et pour cela, chercher les mots pour dire ce qui alors était hors langage. Mais dans un premier temps, ce qui domine sont les affects. Les mots ne viennent que dans l’après. La perte éveille la mémoire des affects, des sensations, des émotions partagées avec l’autre, mais elle éveille aussi la mémoire d’autres pertes ouvrant à d’autres détresses parfois pas encore résolues. L’inconscient est mémoire. Il «  participe de notre humanité, de notre capacité de penser, de sentir, de désirer, de notre identité [4]» écrit la psychanalyste Michèle Montrelay dans un article dont j’ai donné les références. Il est ce noyau dur de notre mémoire, une mémoire qui fera retour soit en ses ratés dans la pathologie mais aussi en souvenirs, réminiscences, en découvertes sur soi. L’inconscient ne se limite pas à l’inconscient pathologique.

Mais le deuil vient aussi ébranler notre organisation psychique en venant remettre en cause nos identifications et nos relations d’objets. Pour la psychanalyse, l’objet libidinal est cette partie du corps de l’autre ou tout son corps investi fortement de libido : un regard, un sourire, une odeur, la voix, le toucher de la peau, mais aussi l’image idéalisée, cette part de lui qui devenait notre, soutenant notre cohésion intérieure. Je n’entrerai pas dans le labyrinthe des processus inconscients qui constituent les modalités de nos relations à l’autre, à nos objets d’amour ou de haine. Je voudrais simplement dire que paradoxalement, il est plus facile de quitter celui que nous avons pu aimer en liberté et confiance, dont parfois nous avons pu nous séparer pour prendre notre propre chemin, que celui ou celle avec qui nous ne nous entendions plus, celui que nous avons trop aimé jusqu’à le détester à un moment, ou trop idéalisé, nous perdant de vue en lui ou bien encore, ceux avec qui le lien était lourds d’ambivalence, d’amour et de haine, de ruptures, de conflits et d’insécurité. Les liens les plus labiles, conflictuels sont les plus difficiles à désinvestir car dans le deuil se réveillent tous les conflits latents et s’exaspèrent les fragilités qui en ont résulté. L’identification est un processus psychique inconscient fondamental dans la manière dont nous nous construisons. Celui que nous aimons ou/et haïssons fait partie de nous, est une part inconsciente de nous et le perdre c’est aussi nous perdre. C’est ces points inconscients où l’autre et moi sommes « un » d’une manière que je ne soupçonnais pas qui seront touchés et mis à mal par le réel e la mort.

 

2: Dans le deuil, la perte est réellece qui n’est pas le cas dans la mélancolie, écrit Freud : 

 

Dans le deuil nous savons qui et ce que nous avons perdu. Mais le mélancolique sait qu’il a perdu mais il ne sait pas quoi ou qui ? D’où vient son mal ? Comme pour l’endeuillé, c’est la nuit dans son cœur. Mais dans le deuil normal, ce temps des ténèbres est un moment, certes un moment qui dure et parfois plusieurs mois, mais c’est un moment alors que pour le mélancolique, c’est un état. En fait, c’est bien de ne pas avoir pu perdre un jour l’amour d’un autre essentiel pour sa survie, qu’il s’est perdu. Paradoxalement c’est de ne pas avoir pu perdre qu’il est perdu et il le dit à longueur de plainte : « je suis perdu, je ne sais pas ». La mélancolie n’est pas déclenchée par une perte réelle tout en étant souffrance permanente d’une perte impossible. Un deuil qui n’en finit pas peut révéler une mélancolie masquée, jusque là maintenue à distance par les positions psychiques défensives.

 

3 : Enfin, dernier point, dans le deuil, on observe une suspension de la capacité d’aimer, nous dit Freud. Le deuil exige un retrait des investissements libidinaux, jusque là investis sur l’autre. 

 

C’est alors, que le monde semble vide sans l’autre, sans goût, car la libido ne cède pas facilement sur ses positions. Pour un moment, elle ne veut que cet autre qu’elle sait pourtant devoir lâcher. Temps de la douleur, de la perte d’estime de soi ; temps d’une nécessaire dépression. Dire qu’il y a suspension des investissements libidinaux c’est dire que l’intérêt se retire du monde extérieur,  la libido semble investir encore plus fort celui qui est perdu, puis elle se détache et fait retour sur le moi : c’est ce moment de dépression et de replis narcissique, c’est-à-dire que le Moi et sa douleur prennent toute la place : l’endeuillé semble replié sur lui, ne s’intéressant qu’à son chagrin, sans goût pour les autres ou le monde. Ce moment est très important car il est le temps des remaniements intérieurs qui rendront possibles à nouveau l’élan de la libido vers d’autres objets, d’autres projets. Le temps d’une cure de psychanalyse ressemble à ces moments de dépression dans le deuil : temps de replis sur soi, temps d’un nécessaire égoïsme, afin de dénouer des liens malades, de laisser choir des attachements obsolètes pour redonner à la libido sa liberté d’investir le monde. Mais en déliant, le travail de deuil libèrent des forces de destruction, ces pulsions de mort dont je vous ai parlées, qui livrent l’endeuillé à ce terrible combat, pointé par Augustin : mourir ou vivre ? Le combat entre Eros et Thanatos fait rage, ce qui explique la fatigue. « Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, nous dit Freud, dans la mélancolie c’est le Moi qui est devenu pauvre et vide ». En laissant le mort aller avec les morts, l’endeuillé laisse la victoire à la vie en lui. C’est la mort, les pulsions de mort qui remportent le combat chez le mélancolique, ruinant sa vie.

Mais, « pourquoi faut-il que celui que je pensais immortel meure ?» écrit Saint Augustin. Freud pourrait lui répondre à sa façon : « Le point le plus épineux du système narcissique est cette immortalité du moi que la réalité (réalité de la mort) bat en brèche [5] ». Une immortalité que le Moi prête aussi à ses objets d’amour. C’est dans son illusoire omnipotence que le Moi est touché par le réel de la mort. Dans la faille ouverte, surgit l’angoisse. Mais cette faille peut dans le travail de deuil se métaboliser en manque, désir d’aimer encore.

 

Pour conclure :

 

La traversée d’épreuves comme celle du deuil peut aider à assumer notre vulnérabilité dans nos liens aux autres. De telles épreuves nous apprennent à conjuguer vulnérabilité et autonomie, dépendance en amour et indépendance de pensée et d’action. 

Seul un être fragile et vulnérable, écrit Paul Ricœur, peut être appelé autonome, car une vie humaine est à la fois autonome et vulnérable.  

C’est cela  le gain de vie au cœur de la perte traversée et assumée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

Saint Augustin, Les Confessions, Trad. F. Boyer, Les Aveux, Paris, P.O.L., 2008-

M.F. Bacqué, Le Deuil à vivre, Paris, Odile Jacob, 2000

B. Bettelheim, Les blessures symboliques, Paris, Gallimard, 19

Cicéron, Devant la mort, Paris, Ar

S. Freud, Deuil et mélancolie, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1989

M. Hanus, Les deuils de la vie, Paris, Maloine,

J. Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris Champs Flammarion, 1997

V. Jankélévitch, Penser la mort, Paris, Liana Levi, 2003

J. Kristeva, Soleil noir, Paris Folio, 1989

J. Kristeva, Les nouvelles maladies de l’âme, Paris Fayard, 1996

L. Laufer, L’énigme du deuil, Paris PUF, 2008-08-21

M. Montrelay, « La part d’inconscient, in Christus, 2008 (219)

J.D. Nazio, Le livre de la douleur et de l’amour, Paris, Payot, 1996

G. Raimbault, Parlons du deuil, Paris, Payot, 2007

P. Ricoeur, Vivant jusqu’à la mort, Paris Seuil, 

J.P. Vernant, La mort dans les yeux, Paris, Pluriel, 2002

J.P. Vernant, L’individu, la mort, l’amour, Paris, Folio, 2002

 


[1] S. Freud, Personnages psychopathiques à la scène, in Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, PUF, 1991, p. 66

[2] Jean-Claude Eslin, « Saint Augustin, l’homme occidental », Ed Michalon,  2002, p.9

[3] B. Bettelheim, Freud et l’âme humaine, Ed Pluriel, Paris, 1993.

[4] Michèle Montrelay, « La part d’inconscient : refoulement, interdit, pardon », in Christus, Juillet 2008 (219), p.316 à 323.

[5] Pour introduire au narcissisme, p. 96