Éloge de la vulnérabilité


Faire comme l’annonce le titre de mon intervention, l’éloge de la vulnérabilité, n’est pas en nier la souffrance et l’épreuve, pour celui qui est vulnérable mais aussi pour ceux qui l’aiment et le soignent, vous familles et  soignants.

Face à l’épreuve de la maladie, du handicape et de ses conséquences vous n’êtes pas situés aux mêmes places, vos attentes ne sont pas les mêmes, ni vos inquiétudes, ni vos amertumes, ni même votre fatigue. Vos places ne peuvent pas se substituer les unes aux autres. Vous ne vivez pas les choses du même bord. Mais ce qui peut nous réunir aujourd’hui, à l’occasion du vingtième anniversaire de la création de ce lieu qui accueille les plus dépendants, est une question commune : non pas la question du pourquoi ? Pourquoi tant de souffrance ? Cette question épuise et est épuisante et elle n’a pas de réponse,  mais quel sens donner à cette épreuve ? Pour en faire quoi ? Faut-il la tolérer ou se résigner au fil des années? Faut-il tenter de faire oublier l’inoubliable ? Faut-il occuper et s’occuper ? Mais alors, sommes-nous vraiment dupes de l’ennui ? Comment durer ? Comment persévérer ? L’espérance n’est-elle réservée qu’aux bien portants ? Le plus de sens avec le plus de vie qu’il permet n’est-il réservé qu’aux épreuves qui connaissent un heureux dénouement ?

Comment ne pas céder sous la menace du poids des mots usés par la fatigue, par l’amertume, par le temps et bien souvent une grande solitude ? Comment retrouver la capacité du plaisir d’être auprès de celui qui ne peut s’aider lui-même, du plus vulnérable, du plus fragile car du plus dépendant ?

Je vous fait une proposition : renversons les places : ce n’est plus nous les bien portants, capables autant que faire se peut, de conduire notre vie, qui donnons, mais eux, les plus vulnérables, les plus dépendants qui nous donnent, en nous enseignant à leur insu, sans le savoir. C’est par eux que nous pouvons recevoir ce plus de sens et son gain de plus de vie. Toute mon approche sera appuyée sur ce renversement : ceux sont eux, les plus fragiles qui nous enseignent et nous, les « forts », qui recevons d’eux un plus de sens, seule issue à l’insupportable. C’est par eux que nous pouvons découvrir une autre compréhension de la valeur humaine, une autre compréhension de notre condition d’humain permettant une autre compréhension de notre place auprès d’eux, de ce que nous devons faire et faisons pour eux. C’est par eux que nous pouvons retrouver le chemin des vraies valeurs, des valeurs qui éveillent à nouveau en nous le goût de l’autre, le goût de faire pour l’autre, le goût de l’avenir. Mais pour cela, nous devons chercher à comprendre autrement, changer notre regard, ne pas rester fixer à nos façons de comprendre, ne pas refuser l’effort de comprendre autrement, parce qu’il y a là toujours un effort à consentir ; il n’est jamais facile de changer notre manière de voir. Mais puisque cette journée est placée sous le thème du plaisir et du bien être, nous ne devons pas oublier que comprendre est source de plaisir et libère des forces pour agir. Il s’agit dans un premier pas de ne plus se laisser aveugler par des valeurs actuelles, trompeuses et  idéalisantes, comme si la vérité d’une existence était d’être et d’être toujours en bonne santé, beau, jeune et fort. Derrière cette prétention d’une vie sans ride, qui ne connaîtrait pas les effets du temps qui passe, une vie sans faille, comme si nous étions invincibles, moi, psychanalyste, j’y entends la peur de vivre, le risque d’une fermeture sur soi et la solitude, l’impuissance à faire face à ce qui arrive, l’inattendu, l’inimaginable. Or nier notre fragilité essentielle en cultivant ces illusions c’est perdre notre vraie force, celle de l’espérance et de la confiance.

Alors comment changer notre regard sur la valeur de la vie, la valeur de chacun, la valeur de ce que nous faisons pour un autre ?

Ma réponse sera : prenons le temps de nous poser les questions essentielles. Car se poser les bonnes questions, les questions de fond, et je parle de ce qui nous fonde à l’intime n’est pas un privilège des philosophes. Chacun de nous est un peu philosophe sans le savoir lorsque confronté aux épreuves il en cherche le sens, l’issue. Comment transformer nos impasses en chemin ? C’est toujours en repartant du côté du fondamental que l’absurde de la souffrance est traversé.

 

            L’affirmation que je vais développer est celle-ci: Il n’y a d’humanité que vulnérable. Nous sommes tous depuis nos commencements marqués par l’expérience de la plus grande vulnérabilité. Et cela parle de notre vérité profonde : pas d’humain sans autre, pas d’humain sans connaître le besoin de l’autre mais aussi le désir de l’autre, désir de sa présence, désir de son attention, désir de lui au cœur même de son absence ; pas d’humain qui ne puisse vivre inscrit dans une relation à un autre ; pas d’humanisation possible hors d’une rencontre.  Ce qui nous spécifie, nous les humains, est la relation à l’autre. Voilà notre humaine condition : être un, unique, irremplaçable et insubstituable et en lien de parole avec d’autres, en relation.

Je vous propose donc de développer ce que j’appelle, avec des termes un peu savants,  une anthropologie de la vulnérabilité, c’est-à-dire plus simplement, une certaine compréhension de l’humain, de nous dans notre rapport aux autres et à nous-même, qui n’a d’intérêt que si elle fait sens pour nous, nous redonne à la capacité d’espérer et d’agir et informe notre pratique, notre manière d’être solidaire, d’entrer non pas dans un « devoir de charité », terme qui aurait une connotation trop morale, encore moins dans la pitié, qui est toujours violence faite à l’autre, mais dans la sollicitude, la responsabilité du plus fort vis-à-vis du plus faible. « L’existence de l’autre, écrit France Quéré, m’est vulnérabilité. » Elle me concerne. Elle me fragilise car elle me touche et me convoque.

 

Au fond, je vais faire tomber une illusion tenace dans notre société actuelle, celle de la fierté du  « Moi tout seul », d’une autonomie qui se comprend sans autre, d’un individualisme qui se trompe et reste aveugle à son malheur, celui d’une tragique solitude dans cette auto suffisance. A l’opposé j’affirmerai qu’il n’y a de vraie solidité et de vraie liberté intérieure que quand nous avons su et pu assumer notre essentielle vulnérabilité, quand nous cessons de faire « comme si » elle ne concerne que certains, mais pas nous, les forts.

J’essaierai de définir en quoi cette compréhension de l’humain nous permet de retrouver l’élan, le goût d’être auprès de ceux qui ont parfois perdu pour eux-mêmes ce goût de l’autre.

Comment puiser en soi la force d’aller encore et à nouveau le chercher dans son silence, dans son replis, dans son refus, dans sa passivité aussi massive soit-elle ? Frapper chaque matin à la porte de chaque chambre n’est pas seulement assurer un service et des soins mais c’est aussi faire l’offre d’un moment de rencontre, offre d’une présence, d’une disponibilité, d’une attention. Mais comment cela se peut-il jour après jour ? Laver, servir des repas, refaire un lit, vous le savez, sont autant de gestes qui peuvent être certes performants, efficaces mais déshabités, harassant dans leur répétitivité quand est perdu le rapport à l’autre. A quelle condition la réponse aux besoins peut-elle être aussi occasion d’un temps de présence, un temps pour l’autre ?

Mais avant de répondre, je repère trois leçons que peuvent nous donner à leur insu les plus fragiles :

 

           

            Première leçon : la reconnaissance en nous d’une détresse originelle.

Le psychanalyste Sigmund Freud a écrit : « l’homme (entendait l’humain) est un prématuré psychique ». Comment comprendre cette affirmation ? En disant cela Freud reconnaît la vie psychique intense du nouveau né, sa grande intelligence et finesse psychique, sa grande sensibilité, mais il dit aussi que le bébé n’est pas capable de se porter secours à lui-même. Nous naissons inachevés, je crois que nous mourrons également inachevés. Mais cela est serait un autre sujet de conférence. Le tout petit est perméable à la qualité des personnes et de l’ambiance qui l’entoure. Il est pris dans un bain de paroles, d’affects, d’émotions car il est d’autant plus sensible à l’environnement qu’il est radicalement dépendant de l’adulte, du plus fort. Cet éveil de toutes ses facultés sensitives est d’autant plus grand qu’il vit ce que Freud appelle une « détresse originelle », cette incapacité à s’aider soi-même, l’impuissance à venir en aide à soi-même. Cette dépendance est totale, extrême, elle l’abandonne aux mains d’un autre, à sa volonté, sa bonne ou sa mauvaise humeur, à sa violence parfois. Comment échapper quand le toucher des mains vous chosifie ; comment se protéger du vertige quand la mère vous abandonne, lorsqu’elle est là et pourtant absente, préoccupée, distraite, absorbée ailleurs dans une dépression par exemple, ou un chagrin ? Comment vivre quand cet autre tout puissant ne vous porte pas dans le désir que vous, vous viviez ? Car le bébé a non seulement besoin d’être porté dans des bras sécurisants et accueillants mais aussi d’être porté dans le désir qu’il vive, qu’il grandisse, qu’il devienne. Car notre désir de vivre est toujours réponse à un autre désir ; désir qu’un autre désire que nous vivions sans condition. Voilà le cœur de la relation, sa vérité. Son enjeu est la vie. Ainsi, cette prématuration psychique qui est notre lot à tous,  aucun de nous n’a pu y échapper, nous introduit dès le début de notre histoire, dans la vérité de la relation à l’autre. Mais aussi dans ses périls, son risque ; car cet autre dont nous dépendons entièrement  peut nous aliéner à lui, à ce qu’il veut que nous soyons pour lui, il peut nous piéger dans ses fantasmes, nous réduire à sa chose, un objet que l’on prend ou que l’on  laisse, rien.  

Or ce que l’enfant nous apprend de notre condition humaine, entendez que l’adulte dépendant nous le rappelle. Cela nous concerne aussi, nous les indépendants ! Cela parle aussi de nous. Cette totale et première dépendance fait trace dans notre esprit et dans notre cœur, dans notre corps, trace du risque d’une détresse originelle mais aussi trace d’une identité fondamentale : l’autre importe et il nous importe de compter pour lui. Ne l’oublions pas car cela se dit ou se refuse jusque dans la manière d’être là au quotidien. Certes à l’âge adulte, nous savons assurer la satisfaction de nos besoins, nous savons aussi satisfaire nos plaisirs, trouver le moyen d’atteindre l’objet de notre plaisir. La satisfaction de nos besoins est entrée dans la loi de l’échange, les objets circulent comme l’argent entre nous, mais cela ne nous suffit pas pour vivre. L’humain ne se nourrit pas seulement de pain mais aussi de parole. Et la parole [2], elle, ne s’échange pas, elle se partage, elle fait vivre celui qui la donne comme celui qui la reçoit. C’est la loi de la vie humaine et il est parfois cruel de l’oublier et de réduire la relation à l’autre à un échange d’objets ou de bons services. L’un et l’autre y perdent la face, et un peu de goût de vivre.

Ainsi, les tous petits, les personnes âgées, les malades et les handicapés sont ceux qui nous rappellent à ces valeurs, eux qui n’ont pas d’autre appui dans la vie que la confiance et l’espérance.

 

Mais pratiquement, comment répondre aux besoins quotidiens de telle manière que l’autre soit assuré de compter, de compter pour nous ?

Je n’y répondrai pas tout de suite et je passe à la leçon 2

 

            Seconde leçon : à quoi tient la valeur de chacun ?

Y a-t-il plusieurs mesures pour la dignité humaine ?

La précarité, l’immense fragilité et l’immense dénuement de certains ne peuvent pas, à moins de fermer notre cœur et notre intelligence, ne pas reposer la question de ce qui vaut pour nous, de ce qui compte, de ce qui fait la valeur d’une vie, d’une personne. Est-ce la réussite sociale, la santé, la jeunesse ? Mais alors que valent les personnes âgées, les pauvres, les handicapés ? Est-il pensable de les disqualifier, de les laisser pour compte ? C’est eux qui nous convoquent à ces questions de fond : Que valons-nous ? A quoi tient notre valeur ? A nos mérites, nos résultats, nos performances ? Nous en savons la fragilité. Nous savons bien qu’aucun de nous n’est à l’abri de l’échec, de la maladie, de l’impensable. Mais alors vivre sur ces valeurs de santé, de jeunesse, de beauté deviendrait vivre en sursis !

Il me semble utopique de revendiquer une égalité des chances. Chacun est à sa naissance déjà pris dans une histoire ; pour chacun cette histoire peut ne pas se vivre comme un destin inéluctable, mais les chemins à ouvrir seront plus ou moins difficiles et ardus. Il n’y a pas d’égalité de chance, mais il y a une égalité en dignité. Notre dignité fondamentale ne tient pas à nos mérites, nos résultats, nos savoirs, nos richesses, elle est inconditionnelle. Cela notre société l’oublie cruellement. Nous sommes égaux en dignité, grands et petits, gros et maigres, forts et faibles… homme et femme, simplement d’être là, d’être nés, d’être au monde vivants d’une parole partagée. Notre commune dignité humaine est d’être des humains. Cela ne se prouve pas mais lorsque nous y croyons, cela peut éclairer notre manière d’être avec nous-même et avec d’autres. Tous nous valons la peine d’être écoutés dans ce que nous avons à dire de nous-mêmes, quelques soient nos capacités langagières.

 

            Troisième leçon : les plus fragiles nous rappellent ce que parler veut dire.

Pourquoi parler ? Pourquoi au fond ne pas choisir le mutisme ? Celui-là ne semble rien comprendre, à quoi bon s’adresser à lui? Que faisons-nous quand nous nous parlons ? La parole est-elle vaine, inutile, du bruit ? Est-elle vent ou souffle ? Encore une fois, je vais aller contre des préjugés de notre société qui n’accorde de valeur qu’aux résultats palpables, qu’à ce qui se mesure, s’évalue et justifie alors qu’on y mette le prix. Mais les effets de la parole ne peuvent pas se mesurer, se quantifier. Seule la personne qui les a éprouvés peut en témoigner, en dire les effets pour elle, dans son corps, dans son cœur et dans sa vie. La parole est rarement miraculeuse, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas d’effets. Et c’est peut-être cela le vrai miracle, c’est que la parole a des effets, qu’elle touche notre corps et notre cœur. Elle peut faire revivre ou meurtrir à mort. Elle peut apaiser, soigner. Et peut-être que comme le psychanalyste, vous n’avez pas d’autre outil thérapeutique ici que celui de la parole, une certaine manière d’être « pour » l’autre, d’être « avec » lui. Alors quelque soit votre fonction, infirmier, aide soignant, psychologue, cuisinier ou autre… chacun peut être thérapeute pour un autre, apaiser son mal de vivre par la manière de s’adresser à lui.

Car qu’est-ce que parler vraiment ? Parler n’est pas seulement transmettre une information, un contenu, des explications ou même consoler. Parler vraiment c’est s’adresser à un autre, le faire exister devant vous. Quand vous vous adressez à un autre vous confirmez qu’il existe  pour vous, qu’il a une place. Et cela n’a pas de prix, c’est une valeur inestimable. Lorsque nous sommes confirmés dans notre existence le pire devient supportable.

Je voudrais vous lire ce passage d’un texte de Louis Lagarce, auteur de pièces de théâtre et dont de nombreuses compagnies de théâtre ont fêté tout au long de cette année le dixième anniversaire de sa mort. Vous entendrez la différence entre le fait de s’adresser à un autre par les pronoms personnels « tu » ou le « vous » de politesse et le fait de parler devant cet autre sans s’adresser à lui, en parlant en « il ». Cela se passe à l’hôpital. L’auteur est gravement malade, il ne peut s’aider lui-même et vit donc la détresse de la dépendance à l’autre. Il décrit comment il a vécu son passage dans un service de radiologie. Il est dans un fauteuil roulant, ne pouvant plus marcher : « Celui qui me fait rouler dans les couloirs me donne à quelqu’un d’autre, il livre, j’ai une pancarte contre la chaise en métal et roulettes et ensuite quelqu’un d’autre vient et lit la pancarte, regarde la provenance et la destination et s’occupe de moi, jamais personne ne me parle, on me prend et on me laisse, juste un sac, rien, un sac qu’on se passe et se repasse. On photographie mon buste, on me tient debout car je ne peux le faire tout seul, avec des sangles on m’immobilise et on photographie mon buste contre une plaque de métal glacée et noire. On me parle fort en articulant les mots, très fort, comme ils le font tous, comme on le fait aux sourds, aux imbéciles et aux vieux, devenus vieux sans qu’on le sache. On parle de moi à la troisième personne, on dit « il » en me parlant à moi-même et on dit ce que je fais quand je le fais. « Il se met contre la plaque noire » et je me mets contre la plaque noire. « Il ne bouge plus » et je ne bouge plus. »

 

Dans ce passage nous pouvons entendre la souffrance de la négation de la personne dans la manière de parler de lui sans s’adresser à lui. Il  se vit comme un sac que l’on se passe de mains en mains, une chose, rien. Du coup tout le récit est sur le mode impersonnel. L’action est faite par une succession de « on » anonymes qui laissent le malade dans la plus grande solitude, mais aussi les professionnels. « On » fait ce qu’il faut pour lui, mais quelle violence silencieuse pour chacun! Or le secret de la relation à l’autre n’est pas du côté de la quantité de temps donné mais de la qualité, de l’ambiance. Là est votre espace de liberté et de créativité, créer une ambiance, un « je ne sais quoi » de plaisir pour l’autre dans la manière dont vous êtes là, pour lui, avec votre attention, votre humour, votre douceur, votre patience, parfois votre impatience pour qu’il sorte de son replis…. Vous y récolterez curieusement vous aussi un « je ne sais quoi de plaisir ».

 

            Voilà un beau discours me direz-vous mais comment le mettre en pratique ? Mais comment en vivre au quotidien ? Où est le plaisir quand nous avons à affronter le découragement de certains malades, leur mutisme, leur refus de la relation ?

Je voudrais tout d’abord préciser que recevoir ces leçons de vie des plus faibles ne fait pas d’eux nos maîtres, nos tyrans. Je sais par expérience l’intensité de l’énergie mobilisée par ceux qui quoique dépendants prennent le pas sur nous et trouvent le moyen de nous asservir, de nous tyranniser. Le plus faible peut devenir le tout puissant. Là encore nos enfants nous l’apprennent. Mais c’est nous qui les laissons aller au-delà de justes limites. Je sais par mon expérience de mère qu’un enfant peut être exaspérant, et tyrannique tel un petit roi soleil, et que parfois l’envoyer dans sa chambre est la seule issue. Un peu de distance et enfin le calme ! Je sais aussi le poids sur les épaules quand j’allais auprès des personnes âgées dans des maisons de retraite, que beaucoup étaient assises dans le couloir, le corps affaissé sur leur siège, la tête penchée, le visage sans expression si ce n’est celle, de la lassitude et de l’attente ; mais attendre quoi ? Attendre qui ? Attendre que ça finisse ?La vie ; je sais aussi mon impuissance devant des personnes que je savais enfermées dans leur handicape sans restauration possible et comment certaines n’avaient pas d’autre issue que de déverser sur moi au cours de mes visites leur propre découragement, leur révolte, leur violence muettes. J’en sais la charge sur les épaules, la pesanteur sur tout le corps, car c’est bien dans le corps que cela s’entend. Mais apprendre d’eux n’est pas perdre notre part de juste autorité, n’est pas nous perdre. Pour que la parole circule entre nous, pour que nos relations soient rencontre et non violence, il faut un cadre. Il est bon de le rappeler afin que chacun soit respecté dans son propre espace et ses limites. La sollicitude, la solidarité n’ont rien à faire avec l’idée d’un dévouement, d’un sacrifice de soi au malheur d’un autre. Le sacrifice coûte toujours très cher aux deux. Bien au contraire, plus vous serez vivants dans vos vies, plus vous trouverez ailleurs des ressources de forces, de satisfactions, de plaisir, de joie et d’amour mieux vous saurez être pour vos malades. S’occuper d’un autre demande de cultiver un juste égoïsme, un égoïsme qui n’est pas fermeture mais ce droit amour de soi-même qui nous permet de ne pas nous perdre dans la souffrance de ceux dont nous nous occupons. Car comment être appui pour un autre quand soi-même on manque d’appui ? Comment être rafraîchissement pour un autre quand soi-même on est assoiffé de reconnaissance, d’attention, d’amour ? Les plus faibles ne vous convoquent pas à l’épuisement mais à cultiver des espaces vivifiants pour vous-même.

Le thème de la journée le dit très justement : le progrès est la possibilité d’un plaisir partagé.

Mais le plaisir est-il possible quand il ne semble pas y avoir d’avenir, comme si tout était dit, comme si l’arrêt des progrès physiques était le dernier mot posé sur la vie d’une personne, sur la valeur de sa vie. Comme si nous n’avions plus rien à attendre, plus de progrès à permettre. C’est alors que s’ouvrent d’autres questions comme celle du corps humain. Qu’est le corps humain dans sa vérité ? Ne sommes-nous qu’un corps de muscles, d’os, de tendons, de cellules, de liquides et d’humeurs ? Sommes-nous seulement un organisme vivant, une physiologie ? Certes un corps de muscles, d’os, de cellules et d’organes dont les fonctions assurent notre survie et nous ne pouvons pas être sans la physiologie mais nous, humains, nous ne sommes pas que cela. Le corps que nous sommes est corps de langage, un corps parlant et parlé, corps de parole, corps de rencontre. Et ce corps-là, ce corps de langage, ce corps de rencontre, notre corps d’humain peut ne pas cesser de faire des progrès si d’autres l’aident. C’est peut-être cela aimer son prochain, le faire exister dans notre parole, notre attention à lui, persister à le soutenir dans ces progrès en humanité.

Ce n’est pas affaire de grammaire ou de vocabulaire. Même celui qui dispose de peu de mots, qui répète sans cesse les mêmes choses, est un sujet parlant. Son nom nous le rappelle, le nom dit que chacun est appelé, nommé, reconnu par une parole reçue d’un autre qui le désigne, comme unique, irremplaçable. Le nom dit notre identité la plus profonde, celle de sujets parlant, d’humains, et cela la maladie, même la mort n’y changeront rien.

Mais que dire ? D’où peuvent venir les mots pour dire ? Il ne s’agit pas de deviner l’autre, de prétendre toujours savoir à sa place, de prétendre connaître ce qui est bien pour lui mais d’être concerné par lui, vraiment présent à lui, avec lui le temps qu’il faut. Certes, écouter, accompagner demandent de développer des compétences. Pour certains c’est devenu un métier. S’adresser à un autre nous demande de cultiver certaines capacités, la discrétion, la délicatesse pour trouver les mots justes sans faire violence, et surtout l’écoute. C’est vrai, cela se travaille, jamais seul mais avec d’autres et j’ose affirmer par expérience que cela vaut la peine pour le malade comme pour le soignant. A chacun sa moisson ! Et au fil du temps, vous pourrez récolter un « je ne sais quoi » de joie, qui laisse son empreinte dans la mémoire affective plus que le plaisir, qui lui ne connaît que l’apaisement de la satisfaction et puis ça recommence ! Nous le savons bien il peut y avoir une tyrannie du plaisir mais la joie, elle, ne peut être tyrannique. Elle ne peut que se recevoir. Certains d’entre vous doivent en avoir l’expérience. Vous saurez dans ces moments « à quoi sert » toute la peine que vous prenez jour après jour pour aussi peu de résultats mesurables. Souvenez-vous que vous ne savez pas ce que vous donnez en vérité, vous ne savez pas quelle est la parole qui est allée toucher le cœur d’un autre, l’expression de votre visage, qu’est-ce qui en vous et par vous lui apporte un peu de lumière et de douceur pour la journée, vous ne savez pas mais vous en avez été l’occasion. Et le travail dont je parle vous prépare à être cette occasion pour le plus fragile.

 

Votre travail est un travail exigeant car, pour le dire à la manière de Françoise Dolto, il ne vous narcissise pas, vous ne pouvez y trouver une réassurance de bien faire aux résultats obtenus ni même aux remerciements. Mais il peut pourtant vous apportez mieux, quoique plus discrètement, en vous permettant d’aller vers le plus humain en vous. Et le seul chemin vers ce « plus humain » en nous est celui d’une parole partagée en vérité, celle qui nous fait exister « devant » un autre, « avec » un autre, « pour » un autre.

            Ce chemin ne se trace pas sans effort, sans travail, sans persévérance et sans patience, mais je crois qu’il vaut la peine et que vous pouvez y goûter mieux que du plaisir, un moment de joie. La joie est plus discrète que le plaisir, mais plus profonde. Comme la parole elle ne peut que se  partager. Plaisir, bien-être et joie nourrissent en nous l’espérance et la confiance qui comme le savent les plus vulnérables sont nos plus forts appuis dans l’existence.

 

 

          Dominique Gauch

          Paris, Mai 2007